III.2 La mafia dans la littérature

            D'autre part l'impact de la mafia dans la culture se retrouve dans la littérature. Intimement liée au cinéma dont elle est souvent la muse, la littérature présente elle aussi une double-face : irrigatrice d'un mythe d'un côté et dénonciatrice de la réalité mafieuse de l'autre. Ces deux aspects sont incarnés par deux livres : Le Parrain de Mario Puzo (1969), et Gomorra de Roberto Saviano (2006).  Les deux ouvrages ont rencontrés un franc succès et s'opposent l'un et l'autre indirectement. Le deuxième ouvrage, beaucoup plus récent, tente en effet à travers son récit réaliste de démystifier la mafia enjolivée et romanesque créée en grande partie par le Parrain de Mario Puzo. Le livre du Puzo, en plus de rencontrer un énorme succès, est en effet adapté au cinéma par Francis Ford Coppola et reçoit pas moins de 9 oscars pour le Parrain I et II. L'influence de Puzo sur l'imaginaire collectif concernant la mafia est par ce biais amplifiée, et le mythe du mafieux respectable avec lui. Roberto Saviano va quant à lui, écrire un livre relatant la réalité, et non une fiction comme Le Parrain, où il dénoncera le phénomène mafieux à Naples à travers une enquête sociologique et économique. Le livre de Saviano sera lui aussi adapté au cinéma par Matteo Garrone (2008) qui remportera Le Grand Prix du Jury de Cannes puis en série télévisée (2014) toujours sous le nom de Gomorra.

 

    Mario Puzo est né à New York le 15 Octobre 1920. Issu d'une famille d'immigrés napolitains, il vit dans un quartier pauvre de New York, le Hell's Kitchen. Diplômé de la City College of New York, il s'engagera dans l'armée de l'air durant la seconde guerre mondiale. On l'empêche cependant de combattre dû à sa mauvaise vue et est envoyé en Allemagne comme officier des relations publiques. Son premier roman, The Dark Arena (1955), contera l'histoire d'amour entre un jeune combattant Walter Mosca, et son amie Hella, en Allemagne d'après-guerre. Le livre ainsi que The Fortunate Pilgrim (1965), que Puzo considère comme son œuvre la plus poétique et littéraire, connaîtra un relatif succès. C'est en mars 1969, à la demande de son éditeur, que Puzo écrira pendant trois années un roman sur la mafia : "The Godfather", connu sous le nom de Parrain en France. Il écrit cette fiction à partir des anecdotes qu'il a récolté dans sa vie sur le fonctionnement de la mafia, notamment à travers son expérience de journaliste pour la presse à sensation et son héritage personnel d'italo-américain. Mario Puzo cherche à travers ce livre à attirer les foules pour lui apporter le succès financier qu'il n'a pas eu avec ses deux précédents ouvrages. Fasciné par la mafia, et fier de son ascendance sud-italienne, il la choisit comme thème de son œuvre et en fait un roman aux apparences réalistes. L'ouvrage connaît un succès immédiat, est traduit dans plus de 20 langues et se vend à plus de 21 millions d'exemplaires dans le monde. Les droits du livre sont plus tard rachetés par Paramount pour en faire un film et Mario Puzo collaborera avec Francis Ford Coppola pour l'écriture des trois films. Il reçoit ainsi deux oscars pour le meilleur scénario adapté avec le Parrain I et II (cf photo de Mario Puzo lors de la remise des oscars).

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    Le Parrain de Mario Puzo montre comment un immigré sicilien orphelin arrive au sommet du crime organisé en Amérique et comment son deuxième fils, qui a première vue était voué à une vie honnête, finit par embrasser la même voie que celle de son père. Père et fils dépassent les préjugés ethniques et les désavantages économiques en apprenant à profiter des bons et mauvais aspects de la nature humaine. Vito Corleone est considéré par ses voisins comme un patriarche respectable qui a su éduquer de manière rigoureuse ses enfants avec les valeurs et principes de la morale sicilienne tout en s'adaptant au mode de vie américain. Il est en réalité le père d'une famille encore plus grande : c'est le Parrain d'une des 5 grandes familles mafieuses des Etats-Unis, dont il est le plus respecté et le plus apprécié. Apparenté à la figure de Dieu dans l'Ancien Testament, Don Corleone est un homme puissant, juste et calme. Il aide ceux qui savent lui rester fidèle et punit ceux qui s'opposent à lui et aux siens. Il semble prévoir à l'avance tous les coups de ses ennemis et se présente comme un génie du crime, omniscient et sans pitié. Alors que le Don est proche de s'éteindre suite à un attentat perpétré par la famille Tattaglia, son dernier fils, Michael Corleone, jusqu'alors toujours resté en retrait des affaires de famille, se propose pour une vendetta. Après avoir assassiné lors d'un dîner le trafiquant de drogue Sollozzo et le chef de la police McCluskey, tous deux affiliés à la tentative d'assassinat de Vito Corleone, Michael fuit les Etats-Unis pour la Sicile en attendant que les tensions s'apaisent à nouveau. Rattrapé par la violence, Michael Corleone, au caractère encore plus calme et moins hâbleur que son père, rentre aux Etats-Unis et lui succède finalement. On assiste ainsi à sa carrière en tant que nouveau chef de la famille Corleone, où il essaye de contrôler tout ce qui l'entoure mais fat face à un destin qui le dépasse : héritage de l'influence du film noir. Une fois la réussite économique atteinte, il tente de se détacher de ses liens avec la mafia afin d'atteindre la réussite sociale que lui avait destiné son père (cf première de couverture du livre Le Parrain ).

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    Roberto Saviano est né à Naples le 22 septembre 1979. Issu d'un père napolitain médecin et d'une mère juive institutrice, il grandit dans la commune de Caserta. Diplômé en philosophie à l'Université de Naples Fréderic II, il devient par la suite journaliste 2002. Ses nombreux articles lui valent déjà l'attention des autorités judiciaires qui lui demandent des informations sur le crime organisé. Il écrit régulièrement des articles pour l'Espresso et la Reppublica. Ses articles sont aussi parus à l'international dans le Washington Post et le New York Times aux Etats-Unis, El País en Espagne ou encore dans le Times ou le Guardian aux Royaume-Uni. En mars 2006, il publie le livre Gomorra, Viaggio nell'impero economico e nel sogno di dominio della camorra (voyage dans l'empire économique et dans le rêve de domination de la Camorra). Traduit en 52 langues, et écoulé à plus de 10 millions d'exemplaires dans le monde, le livre est un énorme succès national et international. Ecrit en prose et au style journalistique, Gomorra (jeu de mot entre la ville de Gomorrhe de l'Ancien Testament et la Camorra) narre l'histoire de la Camorra en décrivant les particularités de ses activités économiques, exposant ses territoires et ses connections avec des business légaux. Au genre indéterminé, le livre est défini comme appartenant au mouvement de la nouvelle épique italienne. Epique, car les écrivains de cette génération dépeignent souvent ces criminels sous des traits quasi-héroïques. Fasciné par les exploits de ces génies du mal, "comme tous les enfants de Naples",  Saviano essaye aujourd'hui "d'affronter le mythe, en le déconstruisant sans le nier". Gomorra est une enquête non-fictionnelle nous documentant, à travers l'infiltration et l'investigation réalisée par Saviano, sur différentes branches du business de la Camorra et sur la vie quotidienne dans ce milieu. Encensé par la critique, l'œuvre de Saviano reçoit de nombreux prix littéraires. Le Figaro Littéraire écrit que c'est "un livre exceptionnel", qu'il faut lire pour "saisir la guerre invisible qui s'y livre tous les jours, une Colombie en plein cœur de l'Europe". Ayant grandi dans des territoires contrôlé par des clans camorristes, Saviano critique et dénonce une réalité que le monde ne veut pas voir. Lui qui a vu le prêtre de son enfance se faire abattre de 5 balles dans son église et son ami d'enfance liquidé par la mafia, décide de briser l'omertà. Peu après la publication de son ouvrage, Saviano est menacé de mort par le clan des Casalesi et est placé sous protection policière permanente depuis le 13 octobre 2006 (cf photo en noir et blanc de Roberto Saviano).

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    Gomorra Dans l'empire de la camorra, nous décrit le "Système", l'autre nom de la Camorra, cette organisation qui contrôle la vie des autochtones en Campanie. D'un point de vue social, économique et relationnel, la mafia influence la vie des habitants qui vivent sous son joug. Contrairement à une mafia comme la Cosa Nostra; qui crée une sorte d'anti-état, proposant une justice parallèle, ses propres impôts (le pizzo) et sa propre hiérarchie; les seules règles définies par la Camorra sont celles du marché. Le Système fonctionne sur l'ultralibéralisme. On en vient à voir des voisins s'empoisonner, des membres de la même famille s'entretuer pour une poignée de billets. Saviano en fait ainsi une critique du capitalisme radical. La Camorra cherche à éliminer la concurrence à tout prix et recherche le maximum de profit sans respecter aucune règle morale. Saviano y décrit les violences, les intimidations, la crainte, les assassinats et la loi du silence qui y règne quotidiennement. Dans son dernier chapitre, Saviano y décrit le trafic d'ordures aux conséquences horribles. Détenir le pouvoir, peu importe sa durée, faire du profit et conquérir des parts du marché : tel est l'objectif avide des cammoristes. L'auteur dira que : « Les parrains n’ont aucun scrupule à enfouir des déchets empoisonnés dans leurs propres villages, à laisser pourrir les terres qui jouxtent leurs propres villas ou domaines. La vie d’un parrain est courte et le règne d’un clan, menacé par les règlements de comptes, les arrestations et la prison à perpétuité, ne peut durer bien longtemps. Saturer un territoire de déchets toxiques, entourer ses villages de collines d’ordures n’est un problème que si l’on envisage le pouvoir comme une responsabilité sociale à long terme. Le temps des affaires ne connaît, lui, que le profit à court terme et aucun frein (p.336).» Gomorra conte ainsi l'histoire d'une réalité que le monde se refuse à voir, mais qui touche pourtant aussi d'autres territoires que la Campanie, comme les pays de l'Est, la Chine et aussi fortement l'Espagne comme il a essayé de le dire dans une interview accordée à El País (cf première de couverture du livre Gomorra).

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            L'influence de la mafia se fait donc aussi ressentir dans la littérature. Elle est divisée en deux écoles, l'une plus ancienne qui enjolive la réalité mafieuse jusqu'à la mythifier et l'une plus récente qui se sert de l'écriture pour la dénoncer et la critiquer. Les deux livres les plus influents de chacune de ces écoles ont chacun fortement contribué à leur cause. Le Parrain de Mario Puzo a créé tout un folklore durable autour de la représentation du phénomène mafieux. Les mafieux se servant eux-mêmes de l'image qu'on avait créée d'eux pour modifier leurs us et coutumes. Ainsi le terme parrain n'était même pas utilisé avant l'apparition du livre de Puzo, alors qu'il est aujourd'hui utilisé couramment dans le monde mafieux.  Le baiser sur la main en gage de fidélité au Don a aussi plu à la mafia et a été adopté par celle-ci. Certains passages du Parrain ont même servi d'inspiration pour des assassinats. Ainsi le mafieux Caruso s'est déguisé en médecin pour tuer l'une de ses cibles comme c'était le cas dans le livre de Puzo. Le Parrain fait ainsi référence à des mythes positifs sur la mafia afin enjolive son image : moyen d'ascension sociale dans un monde où règne la pauvreté, moyen de protection et de vengeance pour les italiens quand la Justice fait défaut, et volonté de se racheter dans la société une fois le sommet atteint. Gomorra de Roberto Saviano a au contraire tenté de déconstruire le mythe qui plane autour de la mafia afin de rétablir la vérité, sans la détourner ou l'adoucir. Brisant l'omertà : la loi du silence, Saviano se lance dans une dénonciation de la réalité mafieuse, décrivant son horreur et n'hésitant pas à donner les noms de ceux qui l'orchestrent. A travers son livre, il cherche à ouvrir les yeux du monde sur un phénomène beaucoup plus sinistre que ce que l'imaginaire collectif se représente. Saviano dit lui-même que les membres de la Camorra "essaient en permanence d'alimenter leur propre mythologie, en la construisant souvent sur les images du cinéma". Inverser la tendance et modifier les mœurs, tel est l'objectif de Roberto Saviano, qui, d'un autre côté, présente dans son ouvrage les différents mécanismes en place qui font que, dramatiquement, rien ne changera dans le sud de l'Italie.

            La mafia a donc bien un impact sur la culture de part sa forte influence sur le cinéma et la littérature, qui l'ont d'un côté enjolivée mais aussi de l'autre dénoncée, et ce, depuis presque un siècle.